Retraites – Laurent Berger : « Une nouvelle mesure d’âge qui ferait travailler plus serait ubuesque »
Publié leRetraites – Laurent Berger : « Une nouvelle mesure d’âge qui ferait travailler plus serait ubuesque »- (Le Figaro 02-12-19)
Le patron de la CFDT ne veut pas d’un allongement de la durée du travail et reste attaché à une réforme systémique.
LE SECRÉTAIRE général de la CFDT, Laurent Berger, soutient le projet de réforme systémique des retraites du gouvernement mais pourrait, s’il n’est pas entendu, rejoindre le mouvement qui débute jeudi. De sa capacité à s’entendre avec Édouard Philippe dépend donc en grande partie la fin de l’histoire.
Pour l’heure, on assiste à un dialogue de sourds très inquiétant.
LE FIGARO.- Êtes-vous rassuré après la déclaration, mercredi, du premier ministre qui semble prêt à faire des concessions sur la mise en œuvre de la réforme systémique ? On vous dit toujours en colère…
Laurent BERGER.- Je ne suis pas en colère mais préoccupé parce qu’on vit dans un pays qui se prépare à vivre un affrontement au lieu de parler du fond de la réforme des retraites. Il y a deux lignes de partage dont on devrait discuter, pour éviter le blocage qui s’annonce : d’une part la mise en œuvre d’un système universel par points, à laquelle certains sont opposés ; et d’autre part, de ses modalités, son contenu et du passage de 42 à un seul régime universel…des questions aujourd’hui totalement absentes du débat public. Dites-vous qu’on ne sait toujours pas à ce jour, par exemple, comment la pénibilité sera prise en compte dans le futur régime universel alors que c’est essentiel.
Le gouvernement répète que ce sera le cas, mais pas plus. Cette situation crée légitimement de l’angoisse et votre sondage (lire ci-dessous) le montre bien : les Français sont favorables à un alignement des régimes mais soutiennent le mouvement du 5 décembre.
Le gouvernement a une grande part de responsabilité dans cette situation. Au lieu d’apporter de la clarté, il a donné l’impression qu’il voulait se payer les régimes spéciaux et ramener les comptes à l’équilibre.
Pourquoi n’appelez-vous pas, dans ces conditions, à la mobilisation comme la CGT et FO, qui se prépare à partir de jeudi et qui devrait être très suivie ?
La CFDT continue d’appeler à aller au bout du match de la concertation. Tout le monde sait ce qu’on pense d’une réforme de justice sociale que l’on demande depuis 2010, et quelles sont nos propositions pour y arriver. Notre ADN, c’est le dialogue et la recherche du compromis, pas la confrontation contre-productive. La CFDT jugera sur pièces et se positionnera clairement le moment venu sur le contenu de la réforme proposée, les modalités de transition vers le régime universel par points, la prise en compte dela solidarité…
La France, après le long épisode des « gilets jaunes », a-t-elle les moyens de se payer un blocage pendant des semaines ?
Je ne sais pas si le mouvement durera ou pas mais c’est une erreur de part et d’autre que de le comparer à 1995 ou de vouloir en faire le remake. On n’est pas dans la même situation : les divisions et les fractures sont plus profondes, les syndicats et le pouvoir politique plus faibles, les affrontements bien plus violents.
Je dénonce la stratégie d’affrontement dans laquelle la France s’enferme, c’est dangereux et totalement irresponsable. Dans beaucoup de pays européens, on se serait tous déjà mis autour d’une table pour essayer de trouver une solution. Mais ce n’est pas la stratégie du gouvernement et d’autres organisations qui ne sont jamais rentrées dans la discussion.
Pourquoi refusez-vous toute réforme paramétrique, notamment sur l’âge ou la durée de cotisation, alors que le COR prévoit un déficit de 8 à 17 milliards d’euros du système dans les cinq ans à venir ?
Parce que le gouvernement ne peut pas courir deux lièvres à la fois, une réforme systémique pour passer de 42 régimes à 1 régime universel, et une réforme paramétrique pour rééquilibrer les comptes.
Le « en même temps » sur ce point ne marche pas: on ne peut pas demander aux gens de changer de système, ce qui est naturellement angoissant, et leur dire qu’ils vont parallèlement devoir faire des efforts. Imaginez la situation si le gouvernement prenait une nouvelle mesure d’âge qui reviendrait à faire travailler plus ou plus longtemps les Français : il creuserait un peu plus les inégalités qu’il dit vouloir corriger avec sa réforme systémique.
Ce serait ubuesque, du grand n’importe quoi. Le président de la République doit tenir son engagement initial de ne faire qu’une réforme systémique.
Et le déficit, on le met sous le tapis ?
Quitte à déplaire, je le redis : ce déficit n’est pas une priorité. Comparés aux 325 milliards d’euros de versements annuels de retraite, les 8 à 17 milliards sont vraiment l’épaisseur du trait. Et ce d’autant que ce déficit est en partie une construction de l’État à cause des mesures (désocialisation des heures supplémentaires, baisse du nombre de fonctionnaires…) prises par le gouvernement qui vont entraîner une baisse des recettes et pas une hausse des dépenses.
Et si vraiment Édouard Philippe veut le combler, il existe d’autres voies pour le faire : il peut piocher dans les 130 milliards d’euros de réserves des systèmes, relever les cotisations… Ce qui est important, c’est la constance de la parole et le respect de l’engagement.
On le voit, c’est clairement un point dur entre vous. Quelles contreparties le gouvernement doit-il vous accorder (sur la pénibilité, les seniors, les femmes…) pour que vous passiez, sur cette question, d’une opposition stricte à une neutralité bienveillante ?
Il n’y a pas de voie de passage avec la CFDT sur une réforme qui reviendrait à travailler plus. Nous avons été clairs dès le départ sur ce point et personne ne peut dire qu’il est surpris. On a une ligne et on s’y tient : on veut une réforme de justice sociale qui intègre les questions de pénibilité au travail, comprenne des mesures de solidarité, soit créative sur les modalités de transition, compense les pertes pour les régimes particuliers, prenne en compte la situation des précaires… et rien d’autre.
Le risque est grand, si vous restez droit dans vos bottes, que le gouvernement renonce à la réforme systémique que vous soutenez et n’impose qu’un allongement progressif de la durée du travail tout au long de la vie que vous dénoncez…
Peut-être mais j’assume ce risque. La CFDT sait s’engager quand il le faut, on l’a démontré dans le passé, mais on ne peut pas lui demander de cautionner ce en quoi elle ne croit pas. Le gouvernement le sait et devra assumer seul, dans le cas que vous décrivez, d’avoir enterré sa réforme et bloqué un peu plus notre pays qu’il ne l’est aujourd’hui.
Propos recueillis par MARC LANDRÉ
Extrait du sondage : (Cliquez sur l’image pour agrandir)