“Notre démocratie est soumise à rude épreuve”
Publié le[Mise à jour du 9 février 2024] En hommage à Robert Badinter, qui vient de disparaître, nous republions en accès libre ce long entretien qu’il avait accordé à CFDT Magazine en janvier 2021.
Ministre de la Justice, président du Conseil constitutionnel, avocat au Barreau de Paris, professeur de droit privé… Robert Badinter, le père de l’abolition de la peine de mort en France, aujourd’hui âgé de 92 ans, a la défense des droits des individus chevillée au corps. Il donne sa vision de la situation sociale de notre pays et alerte sur les menaces qui pèsent sur son équilibre. Entretien.
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Lorsque vous avez accepté notre sollicitation, vous souhaitiez pouvoir commencer l’interview en rendant un hommage appuyé à Edmond Maire, l’ancien secrétaire général de la CFDT (entre 1971 et 1988).
Absolument. Je tenais à rappeler que j’ai entretenu des rapports de longue date avec la CFDT et surtout des liens d’amitié avec Edmond Maire, homme et syndicaliste d’une qualité exceptionnelle, dont je tiens à saluer l’action et la mémoire.
Depuis plusieurs années, nous assistons à la montée des tensions en France. Il paraît désormais impossible d’avoir un débat apaisé et respectueux. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
On ne peut que constater le développement d’une culture de la violence dans notre société, qui traduit un malaise profond. Le débat démocratique, la discussion, à tous les niveaux, sont le propre des démocraties apaisées. Mais remplacer la discussion par la manifestation, les discours et les écrits opposant les points de vue par des affrontements non plus intellectuels ni verbaux mais physiques, c’est une régression insupportable.
Les scènes d’une extrême violence auxquelles les réseaux sociaux donnent une résonance sans précédent – qu’elles viennent de policiers où qu’elles se produisent contre eux – sont-elles le témoignage de cette « culture de la violence » que vous évoquez ?
« La violence policière est contraire à la notion même de police républicaine et doit donc, également dans l’intérêt des policiers, être proscrite absolument et ses auteurs poursuivis. »
La violence policière est contraire à la notion même de police républicaine et doit donc, également dans l’intérêt des policiers, être proscrite absolument et ses auteurs poursuivis. Encore ne doit-on pas négliger l’extrême violence dont font preuve, de leur côté, certains «manifestants» qui cherchent l’affrontement avec les policiers.
Tout policier qui méconnaît l’obligation de respect des personnes doit être sanctionné. Et tout casseur qui, comme l’ont montré les images à la télévision, arrache les panneaux, brise les vitres des magasins, se livre au pillage, commet une atteinte à l’ordre public d’une extrême gravité. Rien ne justifie dans notre démocratie pareil excès de force brutale au service de causes qui s’avèrent être des prétextes. Ces excès doivent être déférés à la justice qui assurera les sanctions convenables.
L’article 24 [du projet de loi relatif à la sécurité globale] cristallise les débats et les tensions. Il laisse à penser qu’il faudrait choisir entre liberté d’informer et protection des fonctionnaires. Pourquoi cette ambiguïté ?
L’article 24, qui a soulevé tant de passions, était mal venu, aussi bien dans sa rédaction confuse que dans l’inspiration qui paraissait l’animer. Le Conseil constitutionnel, à supposer que l’article ait été voté, l’aurait à mon avis censuré ou aurait retiré les dispositions liberticides. Je rappelle que la liberté de l’information est la garantie de la démocratie. Ne l’égratignons pas.
L’épidémie perdure, le chômage progresse, la pauvreté augmente… La situation est-elle alarmante ?
La crise sanitaire, et demain sociale et économique, soumet en effet notre démocratie à rude épreuve.
La tentation populiste grandit chez certains électeurs. Et, on le voit en France et dans le monde, leur audience s’accroît. Des sondages montrent que près d’un Français sur deux serait favorable à « un pouvoir autoritaire » en cas de déclin.
En période d’épreuves et de troubles, la tentation du recours à l’homme providentiel est une constante. Il faut refuser cette dérive.
La démocratie n’y survivrait sans doute pas. Vous évoquiez le risque de populisme face à ces crises.
L’histoire ne dément pas ce lien. Mais il est difficile de définir avec précision ce qu’est le populisme : il s’adresse par définition aux classes populaires et se fonde sur une critique systématique et radicale des institutions et de ses représentants. Sans remonter le cours de l’histoire politique, la plus récente expression du populisme en France est celle du mouvement des gilets jaunes.
« Autant je crois dans les vertus du référendum régional et municipal pour résoudre des problèmes concrets qui se posent à une collectivité territoriale, autant le recours au référendum national, s’agissant de questions autres qu’institutionnelles, me paraît dangereux. »
Comment expliquer ce mouvement, atypique, qui s’est constitué en marge des mouvements politiques ou syndicaux traditionnels ?
C’est un rassemblement des mécontents issus des éléments fragilisés de notre société, convaincus de l’injustice qui y règne, et désireux de se libérer de la tutelle intellectuelle et politique des «élites ». Concrètement, la seule proposition qui émergeait était celle du recours au référendum, expression directe de la volonté du peuple, dont nous savons par l’histoire qu’il n’est pas sans péril.
Autant je crois dans les vertus du référendum régional et municipal pour résoudre des problèmes concrets qui se posent à une collectivité territoriale, autant le recours au référendum national, s’agissant de questions autres qu’institutionnelles, me paraît dangereux. Car il n’y a pas que la décision du référendum, il y a la campagne référendaire dont les démagogues ne manqueraient pas de tirer profit. Imaginez seulement ce qui adviendrait si était posée au référendum la question de la préférence nationale dans les services publics tels que l’enseignement ou la santé… C’est seulement s’agissant de questions majeures d’institutions ou de politique internationale, notamment européenne, que le recours au référendum me paraît souhaitable. Son extension, qui appellerait une révision constitutionnelle, me paraît chargée de risques pour la démocratie.
L’assassinat de Samuel Paty [le professeur d’histoire-géographie d’un collège de Conflans-Sainte-Honorine décapité par un terroriste après avoir montré à ses élèves les caricatures de Mahomet, publiées dans Charlie Hebdo] a provoqué une onde de choc. Les atermoiements, par conviction ou par calcul, de certains politiques ou le « oui, mais… » d’autres font-ils peser une menace sur la liberté d’expression en France ?
Les assassinats des journalistes de la rédaction de Charlie Hebdo, ceux commis dans l’Hyper Cacher [porte de Vincennes], le déferlement de meurtres dans le cadre du Bataclan tout comme l’assassinat barbare de Samuel Paty marquent un terrible dévoiement des esprits, possédés par une vision extrémiste de l’islamisme.
Je rappelle que 80 % des victimes des crimes terroristes dans le monde sont des musulmans. L’amalgame entre religion musulmane et terrorisme est odieux pour les musulmans. C’est un des problèmes majeurs qui se pose à la République. J’ajoute que la barrière la plus sûre élevée contre le fanatisme religieux demeure la laïcité. Plus que jamais, c’est un des piliers de la République française. Défendons-la, sans intolérance mais avec intransigeance.
Une dernière question. Alors que les Britanniques sont en train de quitter l’Union européenne, après un demi-siècle de cohabitation tumultueuse, cette sortie marque-t-elle la fin du projet européen ?
Je considère le Brexit comme un coup porté à l’idéal européen par la Grande-Bretagne, au nom de considérations politiques internes. Je salue les efforts de Michel Barnier et de son équipe pour tenter, pendant des années, de trouver un accord satisfaisant. Demain, la Grande-Bretagne sera hors de l’Union. Qu’adviendra-t-il d’elle ? La City deviendra-t-elle un satellite de Wall Street ?
Le Brexit n’est malheureusement pas le seul danger qui guette l’Europe… Les dérives des gouvernants de Hongrie et de Pologne témoignent du mal-être qui règne dans certains États européens sur les principes et les valeurs de l’Union. Mais le coup porté à l’Union européenne nous oblige à serrer les rangs et à être plus européens que jamais. Il nous faut tenir ferme au regard de ces dérives. L’idéal européen n’en demeure pas moins l’horizon indépassable de notre avenir.
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