Les nouvelles organisations du travail dans la Fonction publique
Publié leLe think-tank « Le Sens du service public » se penche sur les nouvelles organisations du travail et leur impact sur les agents publics ainsi que sur la qualité du service public. Le télétravail et la semaine de quatre jours y sont abordés.
Dans les administrations comme dans les entreprises, la crise sanitaire a donné lieu à un flot inédit de réflexions sur les modalités d’organisation du travail. Première de ces modalités, le télétravail a été pratiqué par de très nombreux salariés, mais aussi agents publics, lesquels ont su s’adapter à un fonctionnement à distance pendant les périodes de confinement.
Dans les mois qui ont suivi la crise sanitaire, les réflexions et les expérimentations se sont poursuivies pour adapter les modes de travail et permettre à de nouvelles activités, et de nouveaux professionnels, de travailler depuis chez eux dans la poursuite du télétravail entrepris lors des confinements. Les administrations se sont également engagées dans la recherche de nouveaux équilibres entre vie personnelle et vie professionnelle, dont la semaine de quatre jours est, sans nul doute, la modalité la plus discutée actuellement.
1. Soutenir et amplifier le développement du télétravail
A. Un déploiement sans précédent
Au cours des deux dernières années, le déploiement du télétravail a ainsi connu un essor sans précédent dans les services publics. Ce sont désormais 4 agents publics sur 10 qui peuvent pratiquer le télétravail, et le plus souvent un à deux jours par semaine.
Facilité à la fois par un cadre juridique adapté et par un dialogue social nourri, cette “banalisation” a été possible grâce à l’enthousiasme de nombreux agents publics et la volonté d’exemplarité de très nombreux employeurs pour s’engager dans cette nouvelle modalité de travail, offrant ainsi aux bénéficiaires la possibilité de s’affranchir des trajets domicile-travail et d’articuler parfois mieux vie professionnelle et vie familiale.
De nombreuses voix incitent les entreprises à aller plus loin encore, à adapter leurs organisations de travail pour faire plus de place au télétravail, voire à créer « un droit effectif au télétravail opposable à l’employeur », comme le propose la dernière note de Terra nova (1). Pour la fonction publique, le rapport de la Cour des comptes publié en novembre 2022 presse également les administrations d’accélérer la dynamique au nom de la qualité de vie au travail, mais aussi de l’amélioration de l’efficacité du service public. Les préoccupations immobilières n’y sont parfois pas étrangères.
Au-delà de l’enthousiasme individuel bien légitime pour l’autonomie permise par l’exercice du travail à distance, le Sens du service public rappelait en décembre 2022 nécessité de ne pas se contenter du retour d’expérience des seuls cadres et consultants sur le sujet. Nous insistions alors sur le besoin de mieux écouter la parole des agents, mais aussi des organisations syndicales et des usagers du service public.
Dans ce contexte, le Sens du service public, en partenariat avec la CASDEN, la Mutuelle nationale territoriale (MNT) et la Fondation Jean-Jaurès, a sollicité l’institut Opinion Way afin de connaître de manière approfondie le ressenti des agents publics sur le télétravail, mais aussi de nous permettre d’analyser les conditions du déploiement du télétravail et l’impact qu’il peut avoir, non pas seulement sur les professionnels concernés ou les collectifs de travail, mais plus généralement sur la manière dont les missions de service public sont rendues les missions exercées.
Menée de manière large sur deux échantillons représentatifs, l’étude publiée en mars 2023 permet de disposer d’une vision inédite du rapport au télétravail des agents dans leur diversité. Ce double échantillon nous livre un regard particulièrement éclairant parce que les fonctionnaires ne sont pas des travailleurs comme les autres, et parce que le déploiement du télétravail dans le service public n’impacte pas seulement les agents publics, mais plus largement les usagers, l’ensemble de la société et notre modèle social.
Engagés depuis plusieurs mois pour que le débat public porte sur les valeurs du service public, nous avons souhaité que les résultats de cette étude soient partagés et que ses enseignements soient pris en compte dans le débat public.
B. Le télétravail, largement plébiscité par les agents publics qui le pratiquent
Comme dans de nombreuses entreprises, la conversion des administrations au télétravail a produit d’indéniables avancées et une transformation des pratiques porteuses d’innovations. Parmi ces avancées figure notamment le fait que les agents publics qui pratiquent régulièrement du télétravail y voient un progrès dans leurs conditions de travail, permettant une réduction de leur temps de trajet et plus généralement une meilleure conciliation entre leur vie personnelle et leur vie professionnelle. Ainsi, 73% des agents citent la réduction des temps de transport comme le principal avantage qu’offre le télétravail, 50% y voient un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle et 56% y trouvent un environnement plus calme.
Plus largement, le déploiement du télétravail s’inscrit dans la fonction publique dans de nouvelles modalités d’organisation du travail : le management par objectif s’est développé, et débutent des réflexions indispensables sur la manière de s’organiser pour rendre le service. Parmi les télétravailleurs, 40% considèrent que cette modalité de travail apporte une meilleure efficacité, 39% une plus grande autonomie, et 15% citent des réunions plus courtes et plus efficaces, en particulier chez les cadres (23% chez les catégories A).
C. L’essor du télétravail peut être source d’inégalités entre agents publics
Rappelons une évidence : les télétravailleurs restent très minoritaires parmi les agents publics. Aujourd’hui, 6 agents de la fonction publique sur 10 n’ont pas la possibilité de télétravailler, principalement parce que leur poste ne leur permet pas(2). Comme l’ensemble des métiers ouvriers, les jardiniers, agents chargés de la voirie, du bâtiment, de la propreté, du nettoyage, sont exclus de cette modalité d’organisation du travail. Plus largement, ce sont l’ensemble des métiers dits de la relation, du soin, du contact qui restent nécessairement à l’écart, alors qu’ils sont au cœur du service public : policiers, soignants, enseignants, éducateurs sportifs, animateurs, agents des écoles… Pour tous ces professionnels du service public, le télétravail est tout simplement impossible, ce que confirment 88% des agents interrogés par Opinion Way.
Cette évidence nous semble devoir être rappelée et assumée, car beaucoup d’agents publics se sentent “oubliés” ou “invisibles”, leurs contraintes professionnelles les laissant en marge d’un grand mouvement de modernisation et de transformation qui touche, en réalité, essentiellement les “cols blancs”, donc les agents travaillant dans des bureaux. Tandis que 47% des agents de catégorie A (cadres) pratiquent le télétravail, seuls 32% des agents de catégorie C sont concernés, et seulement 17% des agents hospitaliers.
D. L’essor du télétravail doit garantir les fonctionnements de proximité des services publics
Le déploiement massif du télétravail dans de nombreuses administrations qui ne se réorganiseraient pas conduit inévitablement à une transformation des modes de relation à l’usager en induisant une digitalisation de la relation comme première porte d’entrée, et à une réduction des plages d’ouverture des services, au mépris de l’accueil des publics les plus fragiles. Loin d’être le levier d’une relation renouvelée entre l’administration et les usagers, elle porte le risque d’une dégradation du service rendu.
L’enquête menée auprès des usagers nous rappelle que leur perception de la mise en œuvre travail à distance est réservée sur la qualité des services et prestations de service public, et plus particulièrement sur la qualité de la relation : 67% d’entre eux estiment que celle-ci s’est dégradée avec la mise en œuvre du télétravail, constat globalement partagé par les agents publics eux-mêmes à 58%. Si certains publics comme les 25-34 ans sont particulièrement satisfaits des nouvelles possibilités offertes par la digitalisation (flexibilité, facilitation de certaines démarches, etc.), agents publics et usagers s’accordent largement, à respectivement 63% et 64% sur le fait que la dématérialisation ajoute de la pression sur les personnels en contact avec le public, par exemple en accroissant et en concentrant les sollicitations sur un plus faible nombre de professionnels. Pour 73% des usagers, leur perception de la dématérialisation est celle d’un risque de dégradation du service public rendu, pointant la perte de contact humain, ou le manque d’adaptation aux cas particuliers.
Comme évoqué dans les 35 propositions d’accompagnement à la dématérialisation du Sens du service public, nous appelons à la plus grande vigilance sur ces transformations, afin de garantir l’égalité d’accès aux services publics. Le numérique ne devrait jamais être la seule modalité d’interaction entre les citoyens et leur administration, comme le rappelle régulièrement le Défenseur des droits.
Une diffusion du télétravail doit donc être conditionnée à la réorganisation du travail pour maintenir la présence humaine pour rendre le service de proximité. Force est de constater que cela n’a pas été le cas dans de nombreuses administrations. Si la dématérialisation a permis un accès facilité à certains services pour une partie de la population, elle s’est aussi souvent accompagnée d’une rupture avec d’autres parties de la population, notamment les plus vulnérables. L’étude menée par Opinion Way nous rappelle que les usagers sont plus satisfaits par les services publics qui ont conservé des guichets d’accueil et des accueils physiques, comme les communes. A l’inverse, Pôle emploi et les CAF qui ont réduit la présence humaine, considérablement complexifié la possibilité de joindre des interlocuteurs, et restreint l’amplitude d’ouverture des services sont en bas du classement. Les préfectures sont également mal évaluées en raison d’une difficulté d’accès aux réservations pour les ressortissants étrangers. Les Maisons France Services, censées répondre au besoin de proximité et d’accompagnement aux démarches numériques, sont quant à elles méconnues par 53% de la population.
Enfin, les démarches téléphoniques restent utilisées par un tiers de la population, mais la majorité de ceux qui ont contacté un service public par ce biais sont mécontents. Ces éléments rejoignent malheureusement largement les constats posés par le Défenseur des droits, qui a mené en janvier 2023 une étude sur l’évaluation de la disponibilité et de la qualité des réponses apportées aux usagers par les plateformes téléphoniques de plusieurs services publics(3) : les plateformes téléphoniques restent difficilement joignables (40% des appels n’ont pas abouti), avec une durée moyenne d’attente pour obtenir un interlocuteur supérieure à 9 minutes. Surtout, les écoutants des plateformes téléphoniques se limitent trop souvent à renvoyer les usagers vers le site Internet de l’organisme, et la qualité des renseignements obtenus reste insuffisante.
Pour le Sens du service public comme pour le Défenseur des droits, le contact direct des agents publics avec les citoyens doit être une priorité absolue dans les services publics. C’est une condition indispensable de son accessibilité, mais aussi de la qualité des services publics délivrés aux usagers.
E. Les légitimes aspirations individuelles doivent être conciliées avec la mission de service public
Dans les services publics, l’essor du télétravail doit ainsi être concilié avec l’indispensable cohésion sociale permise par l’accueil du public. Une des pistes est de faire évoluer les organisations publiques en revalorisant les front-offices, les fonctions d’accueil, d’orientation, de conseil, sur tous les canaux, donc également physiquement, et en renforçant les back-offices. L’enquête fait ressortir les attentes et inquiétudes des citoyens dans leurs relations aux services publics : 73% des usagers pointent la dégradation Le service public est porteur de la valeur d’égalité de notre devise républicaine. L’heure est donc à retravailler l’expérience de l’usager pour s’assurer que le service public propose bien la qualité d’expérience, l’égalité d’accès, le respect des valeurs que sont en droit d’attendre les habitants de notre pays.
F. Concilier aspiration sociétale et cohésion sociale
Au regard de ces enjeux, et dans le contexte de l’essor rapide du télétravail dans les administrations, une réflexion sur l’organisation du travail est indispensable pour assurer la qualité de l’expérience des usagers
Avec une part croissante des effectifs en télétravail, les services publics, les lieux d’accueil, mais également les “managers” du service public se sont faits, faute de réflexion suffisante sur l’organisation du travail, moins visibles, plus distants. La présence d’agents “sur le terrain” constitue pourtant un aspect essentiel de notre modèle de service public : du directeur d’école présent sur le seuil de l’école chaque matin à l’agent des cantines qui veille à ce que tous les enfants se servent et mangent de façon équilibrée, au chef de service social qui garde une oreille sur l’ambiance de la salle d’attente, ces professionnels assurent un rôle d’incarnation du service public, et sont les maillons essentiels de notre modèle républicain. Plus encore, nous plaidons pour que le déploiement des professionnels du service public se développe, en encourageant les dispositifs d’aller-vers comme les bus itinérants, les visites à domicile, ou en prenant appui sur des lieux et événements de la vie locale (festifs, sportifs, culturels) qui permettent de toucher de nouveaux publics. En matière sanitaire, la crise du Covid nous a montré combien le déploiement massif d’agents dans l’espace public avait permis de convaincre et de dialoguer sur la nécessité de la vaccination.
Ces réflexions sont indispensables, car le statu quo porte le risque d’une dévalorisation des missions “de terrain” ou de “première ligne” défavorable à l’attractivité des métiers de proximité. Pire encore, nous craignons l’émergence d’un profond sentiment d’injustice, à la fois au sein des services au public vis-à-vis du reste du monde du travail. Une nouvelle ligne de fracture sociale entre la possibilité d’organiser son travail de façon autonome et l’obligation de se déplacer pour exercer des métiers en perte d’attractivité, se dessine qui recouvre des écarts croissants de rémunération.
Pour beaucoup, le télétravail présente aussi des avantages pécuniaires et matériels substantiels (économies en termes de déplacements, de garde d’enfants, d’organisation), ce qui risque d’aggraver la perte d’attractivité des métiers essentiels du service public. A titre d’exemple, 56% de l’échantillon cite des économies sur les frais de transport comme l’un des avantages apportés par le télétravail, et deux tiers des agents publics reconnaît que l’économie réalisée sur les déplacements compense les frais liés aux dépenses énergétiques.
Pour cette raison, la valorisation financière des métiers pour lesquels le télétravail est impossible nous semble indispensable, comme la réflexion sur les métiers eux-mêmes, pour en revaloriser l’exercice.
2. Imaginer de nouvelles modalités de travail pour répondre au défi de l’attractivité des métiers du service public
Même si la crise sanitaire a permis de documenter largement l’impact et les prérequis nécessaires à la construction d’une politique intégrée de télétravail dans les administrations, celui-ci n’est pas la seule modalité prise en compte dans la réflexion relative aux nouvelles organisations de travail.
L’enquête menée par Opinion Way pour le Sens du service public fait ainsi apparaître un intérêt majeur pour imaginer de nouvelles modalités de compensation de la contrainte que constitue l’absence de télétravail. 79% des agents publics seraient favorables à proposer la semaine de 4 jours (avec le même volume horaire) à ceux qui ne peuvent pas télétravailler, ouvrant ainsi la voie à une prise en compte plus équitable et modulable de l’organisation et des conditions de travail.
L’organisation du travail sur des amplitudes horaires allongées est déjà pratiquée de longue date dans certains versants de la fonction publique, notamment ceux travaillant en continu. Ainsi, nombreux sont les services d’hospitalisation publics à avoir mis en place des organisations basées sur des amplitudes de 9h, 10h ou 12h, soit 3 ou 4 jours travaillés en moyenne par semaine. L’adoption massive de ces modalités après la crise sanitaire, notamment sous l’influence des nouvelles générations plus promptes à adopter des modèles d’organisation réduisant le nombre de jours de présence en poste, a donné, dans les hôpitaux publics, une illustration des points de vigilance à surveiller :
- Impact sur le fonctionnement de l’équipe, la réduction du nombre de jours travaillés et, dans le modèle en 12h, la réduction des temps de transmission impose une réflexion sur le contenu du travail préalable à ce type d’évolution ;
- Impact sur la fatigabilité et l’accidentologie au travail, sur lesquels il n’existe pas de consensus à ce jour ;
- Pérennité du modèle lorsque les professionnels qui sollicitent ce modèle, majoritairement jeunes professionnels, voient leurs familles s’agrandir et leur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle changer ;
Les aspirations sur de nouveaux équilibres de vie restent encore nombreuses à faire évoluer, notamment chez :
- Les cadres, pour lesquels le Ségur de la Santé est allé à rebours des attentes en généralisant un forfait cadre trop contraignant pour mener ce type d’expérimentations
- Les agents souhaitant associer télétravail et semaine de 4 jours : accompagner le travail et la réponse aux attentes légitimes des publics qui s’adressent aux administrations en procédant à des changements radicaux, associant télétravail et semaine de quatre jours, peuvent déboussoler légitimement des professionnels en attente de consignes claires et d’une organisation du travail flexible.
Par nature, mettre en place la semaine de quatre jours dans les services publics implique une réflexion de fond qui doit dépasser l’impression de difficulté naturelle pour se plonger au cœur de ce qui fait le service public : la qualité du service fourni et la disponibilité aux demandes des citoyens.
Si la semaine de quatre jours a un effet sur la qualité du service public, celui-ci ne doit être que positif, en rendant les emplois plus attractifs par exemple. Mais en aucun cas, ça ne doit dégrader le service rendu. Ce serait difficilement concevable de passer les agents à quatre jours et de fermer le service le cinquième jour de la semaine.
(1) Comment les nouvelles organisations du travail transforment l’entreprise : pour un travail hybride socialement responsable, Rapport publié par Terra Nova le 7 octobre 2018.
(2) Ce chiffre était déjà estimé par la Cour des comptes à 70% pour l’ensemble de la fonction publique dans son rapport Le télétravail après la crise sanitaire, paru en novembre 2022.
(3) Étude menée par le Défenseur des droits et l’Institut national de la consommation auprès de la caisse d’allocations familiales (CAF), Pôle Emploi, l’Assurance maladie et l’assurance retraite (CARSAT).
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D’après l’article initialement publié par Le Sens du service public
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