La place du mérite dans la fonction publique
Publié leDans un article de la revue « Cadres – lire le travail », Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT Fonction publique, fait le point sur les dispositifs de recrutement qui reposent sur une ligne de crête entre sélection et égalité d’accès.
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La place du mérite dans la fonction publique
Par Mylène Jacquot
Le recrutement dans la fonction publique repose sur une ligne de crête entre sélection et égalité d’accès. Le concours est en effet la principale mesure du mérite de chacun.
Dans le dictionnaire, le mérite trouve avant toute autre notion, une définition d’ordre moral : « Ce qui rend une personne digne d’estime, de louange, de récompense. » Puis vient rapidement le lien avec le champ du scolaire : « Qualités intellectuelles ou morales très estimables. » Si l’on prolonge par la définition du verbe « mériter », le spectre lexical s’élargit au dû : « Avoir légitimement droit à une récompense. » (mais aussi, être justement passible d’un châtiment, d’une sanction, etc.) Cette série de définitions amène à penser que le mérite serait quelque chose de difficilement contestable. Pour autant, les questions de ce qui fait concrètement le « mérite » et de sa mesure restent entières… La définition du concours, elle, nous apporte une esquisse de réponse mais immédiatement complexe. Le concours permet de « se mettre sur les rangs, entrer en concurrence avec d’autres pour obtenir un prix, une place, etc. » mais c’est aussi l’action de tendre ensemble vers un même but (concourir à, prêter son concours, etc.). Un seul et même mot désigne donc tantôt une collaboration ou coopération, tantôt une concurrence. Mais, cela recouvre deux méthodes pour atteindre un seul et même but, un seul et même objectif. Et l’on retrouve d’ailleurs, finalement, ces deux méthodes dans des épreuves de concours revisitées, qui font aujourd’hui la place à des épreuves plus collectives.
Pour en rester au concours dans la fonction publique, il trouve l’essentiel de ses fondements dans le principe d’égale admissibilité aux emplois publics fondés sur l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. » Résoudre l’égalité d’accès en imposant un recrutement « capacitaire », on a là le fondement de notre « méritocratie républicaine ». Dès lors, le concours va apparaître comme la solution à privilégier pour recruter des « talents » plutôt que des héritiers, comme du temps des offices.
Encore aujourd’hui, le Code général de la fonction publique (qui reprend les lois statutaires de 1983, 1984 et 1986 ainsi que l’ensemble des dispositions législatives les modifiant au fil du temps) stipule que « les fonctionnaires sont recrutés par concours, sauf dérogation prévue par le présent livre » (art. L. 320-1). Et quelques lignes plus loin, arrivent les précisions et dérogations, que ce soit sur les différents concours, les épreuves ou encore les dérogations possibles aux diplômes et titres requis.
Et je dirais, fort heureusement que ces dérogations sont possibles. Sont-elles excessives ou suffisantes ? Le lien étroit qu’établit le mérite entre le système scolaire, le dispositif de recrutement puis la carrière ou le parcours professionnel fait l’objet d’une abondante littérature, qu’il s’agisse de monographies historiques consacrées à une école, et même à une promotion comme s’y attache Hervé Joly dans son ouvrage consacré à la promo X 1901[1], ou de recherches sociologiques, politiques voire philosophiques comme les études plus récentes de Paul Pasquali[2], Michael Sandel[3] ou évidemment d’Émilien Ruiz[4] ou Annabelle Allouch[5]. Je commettrais une faute en ne citant pas Bourdieu, ou Rosanvallon. La notion de mérite, dans son lien avec l’accès à l’emploi, particulièrement l’emploi public, puis dans le lien entre emploi public supérieur et pouvoir politique, a rapidement engendré une critique sociale. La question est aujourd’hui de savoir ce qu’on fait de cette critique.
L’actualité a permis de mettre en lumière notre engagement en matière de justice sociale, d’où notre travail d’interrogation – entre autres sujets ! – des processus de recrutement de la fonction publique. Car le concours est et devrait être considéré pour ce qu’il est avant tout dans le monde du travail : un processus de recrutement qui doit évoluer et rester adapté aux contraintes et exigences d’ordre divers. Considérer le concours comme étant avant tout une modalité de recrutement implique un travail de critique, parfois difficile à faire accepter par les recruteurs… qui sont des cadres publics… recrutés par concours… après être passés souvent par les mêmes formations scolaires et universitaires, puis avoir réussi les mêmes concours, suivi les mêmes formations dans les grandes écoles du service public dont l’objectif est encore de classer avant de former (même si heureusement cela devrait devenir moins vrai avec l’INSP qui succède à l’ENA, par exemple). Ce travail critique a pu se mettre en place et déboucher sur la publication de deux rapports, notamment le premier en 2016 sous la direction de Yannick L’Horty qui porte sur les discriminations dans l’accès à l’emploi public[6]. Ce rapport donne des éléments d’objectivation de la complexe question des discriminations. Il permet de sortir des idées reçues et des stéréotypes en nous interpellant sur les enjeux qui dépassent largement la seule fonction publique dans toutes ses composantes. En résumé, le constat malheureusement connu est sans appel : « L’école reproduit les inégalités sociales et la fonction publique reproduit les inégalités scolaires. » La CFDT Fonctions publiques partage le constat qu’aucun mode de recrutement n’évite les discriminations et qu’il convient donc de s’atteler à la tâche de les rendre plus équitables et plus justes, en travaillant sans penser trouver de solutions simples. Les inégalités constatées dans les recrutements sont le symptôme de discriminations multiples, et étroitement liées : territoriales, sociales, scolaires, et même familiales… Le rapport permet aussi de partager un autre constat puisqu’il en ressort que notre système d’accès, ou plutôt que nos systèmes d’accès à la fonction publique présentent des garde-fous mais aussi des failles.
Les discriminations sociales, on peut même parler de discriminations de classe, restent fortes. Michael Sandel va même jusqu’à pointer que la discrimination positive bénéficiant à des minorités ethniques a finalement renforcé ces inégalités sociales en ne s’y attelant pas. Il n’y a pas de solution simple, donc. Et la seule fonction publique ne pourra tout résoudre en matière de discriminations, mais elle doit urgemment prendre sa part. Cela dit, le travail a déjà commencé. Il faut le poursuivre, et accepter ce qu’il exige d’itération.
Le concours, le rapport de Yannick L’Horty le montre, est discriminant. Mais il est la moins discriminante des modalités de recrutement. Faut-il s’en contenter ? Pour la CFDT, la réponse est non.
La CFDT Fonctions publiques souhaite que la diversification des recrutements soit maintenue, y compris par exemple avec un renforcement des places offertes aux concours « troisième voie » qui sont un vecteur fort de diversification des profils. À propos de ce troisième concours, qui a connu des fortunes diverses, je ne résiste pas au plaisir de mentionner les propos sans appel de Anicet Le Pors en 1982, rappelés par Paul Pasquali : « Pour lutter contre les inégalités, il faut être inégalitaire. Un concours dans une société inégalitaire est injuste. » Ce troisième concours instauré à l’ENA n’aura existé que de 1983 à 1986, permettant la formation d’une trentaine de personnes, dont une bonne part d’ailleurs de militants syndicaux. Le troisième concours renaît de ses cendres en 1990, avec un socle de candidats possibles restreint.
Voici donc quelques-unes des propositions portées par la CFDT :
– L’accès à l’information sur les recrutements : à quand un portail unique dûment alimenté par tous les employeurs publics ? La connaissance et la maîtrise des sources d’accès à l’information sur les recrutements (concours ou non, fonctionnaires ou contractuels, etc.) sont bel et bien un vecteur de discrimination. Et certains cherchent encore à garder la main sur les publications, par « protectionnisme ».
– La formation des jurys : elle doit être maintenue, régulièrement revisitée et enrichie des apports de la recherche.
La nature des épreuves : il faudrait en finir avec l’objectif de conformation. La maîtrise des « codes » trop souvent exigée est probablement aussi un des vecteurs les plus importants de discrimination. Il serait donc largement temps de définir autrement les exigences. En cela, nous rejoignons les propositions que l’on retrouve dans différents travaux de recherche qui voudraient que les épreuves privilégient un recrutement par les aptitudes (qui ouvrent sur l’avenir) plutôt que par la vérification de compétences déjà acquises et souvent évaluées.
Enfin, quelles que soient les pistes de réponse mises en œuvre, il faudra une évaluation scientifique très régulière des recrutements afin d’en mesurer les effets, et donc les nouveaux changements ou modulations à apporter. On pourrait presque citer les propos de Marc Bloch (qui datent de juin 1944) à propos des examens d’entrée dans les classes secondaires qu’il rêvait comme « un test d’intelligence plutôt qu’une épreuve de connaissances… ou de perroquetage ».
En conclusion, le défi auquel il est plus que temps de répondre est d’arriver à une fonction publique qui soit le reflet de la diversité de notre société. Cela constitue un objectif social, mais aussi une partie de la réponse à la crise démocratique dans laquelle nous sommes.
[1]– Hervé Joly, À Polytechnique X 1901. Enquête sur une promotion de polytechniciens de La Belle Époque aux Trente Glorieuses, Flammarion, 2021
[2]– Paul Pasquali, Héritocratie. Les élites, les grandes écoles et les mésaventures du mérite (1870-2020), La Découverte, 2021
[3]– https://laviedesidees.fr/Michael-Sandel-La-tyrannie-du-merite
[4]– www.larevuecadres.fr/articles/quand-c-est-flou-c-est-qu-il-y-a-un-loup/6918
[5]– www.seuil.com/ouvrage/la-societe-du-concours-annabelle-allouch/9782021350258
[6]– www.fonction-publique.gouv.fr/files/files/ArchivePortailFP/www.fonction-publique.gouv.fr/rapport-de-yannick-lhorty-sur-discriminations-dans-lacces-a-lemploi-public.html
Cet article reprend une intervention dans le cadre du séminaire intitulé « Dialogues autour de la fonction publique. Histoire, sciences sociales et pratiques RH » organisé au centre d’histoire de Sciences Po en mai 2023.
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D’après l’article initialement publié par Cadres-Lire le travail
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