La fatigue des militants syndicaux
Publié leC’est avec un titre parlant : « La fabrique ordinaire de l’épuisement syndical » que la Fondation Jean Jaurès, en commun avec la CFDT, nous livre une note inhabituelle tant est forte l’image de femmes et d’hommes infatigables que l’on associe aux syndicalistes. Les deux sociologues, auteurs de l’enquête, ont exploité les données quantitatives de l’enquête « Parlons engagement » réalisée par la CFDT. Elle montre les problèmes rencontrés par les militants dans leur action et la fatigue qu’elle engendre. Cette sixième note clôt la série thématique « Une société fatiguée ? » qui a exploré en particulier la crise du travail et la crise de l’avenir. Les auteurs adressent un signal fort aux organisations syndicales, mais aussi et surtout aux entreprises et à l’État, pour renforcer la démocratie sociale et un ses acteurs incontournables, les syndicalistes.
Un effet cumulatif
Pour les auteurs, si le militantisme syndical n’a jamais été un long fleuve tranquille, la réduction des moyens syndicaux, les mandats cumulatifs sous l’effet des multiples réformes sur la représentation syndicale et la crise des vocations se conjuguent pour faire peser l’essentiel de la charge sur des militants aguerris, souvent vieillissants, qui expriment de plus en plus clairement une « fatigue militante » et vivent une forme d’épuisement. Et cela, même si l’engagement militant est toujours vécu comme un espace d’émancipation dans une institution, le syndicalisme, qui reste légitime. Cette fatigue se manifeste de différentes manières, individuelle et collective que la crise sanitaire que nous avons vécue a encore amplifiée.
Une question inaudible ?
Il faut valoriser l’apport des recherches sur les questions de discrimination qui permettent de voir émerger une question jusque-là relativement inaudible. Seule pendant longtemps, la question collective de la répression syndicale était recevable et combattue. Mais, en fait, les luttes menées par les syndicalistes pour la reconnaissance des discriminations dans les entreprises ont contribué à dévoiler au grand jour les conséquences professionnelles de l’engagement syndical.
Par ailleurs le monde syndical, lui aussi, est perméable aux discriminations (sexistes, racistes ou liées à l’âge). Si l’expérience des discriminations ne semble pas à première vue généralisée à la CFDT, deux tiers des syndiqués n’en ayant ni observées ni subies, 26 % des femmes mentionnent avoir subi ou observé du sexisme et 27 % des moins de trente-cinq ans du « jeunisme ». Le racisme, particulièrement évoqué par les hommes ouvriers, et l’homophobie font également partie du tableau. À travers les différentes enquêtes ou lors des congrès, on constate aujourd’hui l’émergence d’une parole plus large sur ces coûts émotionnels.
La fatigue comme le résultat de la tension entre la vocation et le métier
Les deux auteurs ont analysé la fatigue des militants comme le résultat de la tension entre « la vocation et le métier » qui, peut-être plus que d’autres formes d’engagement, caractérise le militantisme syndical. Les syndicalistes semblent en effet pris entre une vocation et le souhait et parfois le devoir de maintenir un engagement qui fait sens pour eux et qui sert l’organisation à laquelle ils ont adhéré. Mais en face, il y a les conditions d’exercice de leur activité syndicale au sein de collectifs militants restreints et dans le cadre de relations professionnelles parfois difficiles. Une tension nait, souvent intense, mais aussi variable selon les contextes professionnels, sectoriels et locaux et les caractéristiques sociales des militants.
Un engagement débordant
Pour ceux qui veulent occuper des mandats, la nécessité d’acquérir des compétences ju-ridiques, gestionnaires et délibératives contribue à un surplus de travail qui s’ajoute aux contraintes déjà élevées de leur emploi et de leurs charges familiales. Cette « triple charge » est particulièrement importante pour les militantes dans les métiers féminisés.
L’enquête confirme par ailleurs que le militantisme syndical est chronophage et les effets des ordonnances Macron ont accentué la pression sur les élus et les mandatés dans un grand nombre de cas. La disparition de certains mandats de proximité, comme les délégués du personnel, a affaibli les collectifs militants locaux et tend à surcharger encore plus les élus centraux. La nécessité de déplacements plus fréquents du fait de la centralisation du dialogue social dans les entreprises s’ajoute aux contraintes temporelles et contribue à la fatigue des militants.
Le risque d’une démocratie sociale affaiblie ?
En parallèle avec d’autres enquêtes, cette note de la Fondation Jean Jaurès pointe le risque d’un affaiblissement de la démocratie sociale dans la majorité des entreprises. À la question du préjudice de la prise de mandat sur leur évolution professionnelle, 60 % des élus répondent positivement. La moitié des élus enquêtés déclare également que leurs perspectives de carrière ont été réduites en raison de leur prise de mandat. Nous sommes donc très loin d’une véritable reconnaissance des parcours militants dans les parcours professionnels.
En guise de conclusion
La « fatigue militante » exprimée de plus en plus clairement par les syndicalistes semble liée au souhait de maintenir un engagement par conviction, intérêt, loyauté et parfois nécessité, tout en faisant face aux difficultés liées à l’exercice des mandats syndicaux.
Pour Luc Mathieu, secrétaire national de la CFDT, la cause syndicale reste porteuse de sens, mais il indique que « l’enquête appelle son organisation à la plus grande vigilance vis-à-vis de ses militants », et il rappelle que « l’État doit aussi prendre sa part dans le renforcement des pouvoirs syndicaux ».
– – –
Source :
La fabrique ordinaire de l’épuisement syndical, note de la fondation Jean Jaurès –Cécile Guillaume sociologue, maître de conférences à l’université de Surrey en Grande-Bretagne, professeure affiliée à Sciences Po et Frédéric Rey sociologue du travail et des relations professionnelles, maître de conférences au Conservatoire National des Arts et Métiers : Télécharger la note thématique
– – – – – – – –
D’après l’article initialement publié par Les Clés du Social
– – – – – – – –