“J’attends du gouvernement de la loyauté et de la franchise”
Publié leFace au nouveau gouvernement, Marylise Léon joue cartes sur table et réaffirme les priorités des travailleurs dans un pays toujours crispé par la réforme des retraites. Elle revient sur les grands chantiers sociaux de ce début d’année. Entretien.
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Par Anne-Sophie Balle et Fabrice Dedieu
À peine nommé Premier ministre, Gabriel Attal a annoncé vouloir rencontrer les forces vives du pays. Une rencontre est prévue ce 16 janvier. Quel message vas-tu lui adresser ?
Je veux d’abord lui parler du contexte, pesant, dans lequel se trouve le pays. L’inquiétude est réelle et perceptible, que ce soit sur le front du pouvoir d’achat, de l’emploi mais aussi de la montée des inégalités ou de la transition écologique. Dans tous mes déplacements, elle s’exprime. Le gouvernement doit l’entendre et y apporter des réponses. Au-delà du fond, il y a une question de méthode. Il y a eu des engagements pris par le précédent gouvernement auxquels je suis très attachée : les suites de la conférence sociale (avec derrière, la question de l’égalité hommes-femmes) et l’engagement de respecter la démocratie sociale mais aussi le contenu et l’équilibre des accords trouvés par les partenaires sociaux. On a justement une négociation qui s’ouvre, centrale pour nous puisqu’elle traite du travail et regroupe tous les sujets qui ont mobilisé les travailleurs lors de la « mobilisation retraites ». C’est l’occasion de juger de la sincérité du gouvernement en matière de dialogue social.
Est-ce à dire qu’il y a un double discours de la part de l’exécutif ?
Il y a en tout cas une ambiguïté, un flou entretenu depuis plusieurs années sur le respect de la parole donnée. J’attends du gouvernement de la loyauté et de la franchise. Il est important que les partenaires sociaux puissent négocier librement. Si le gouvernement a d’autres projets en tête – par exemple le projet de simplification drastique des entreprises évoqué il y a quelques jours, dans lequel va se précipiter le patronat pour réclamer un relèvement des seuils sociaux –, qu’il les mette sur la table et que l’on voit comment on peut en discuter. La CFDT a la maturité pour entendre les choses, encore faut-il jouer cartes sur table. Pas question de revivre 2008, lorsqu’on a vu se greffer sur la mesure de la représentativité une réforme du temps du travail.
Le 22 décembre, s’est ouverte la négociation Pacte de la vie au travail, qui doit traiter de l’emploi des seniors, des parcours professionnels ou encore de la mise en place du Cetu (compte épargne-temps universel). Qu’en attends-tu ?
Tous ces sujets sont liés au travail et ont été massivement exprimés dans la rue en 2023. C’est là-dessus que les travailleurs attendent des réponses. Aussi, notre premier objectif sera de créer de nouveaux droits qui partent du réel. Le réel pour les seniors aujourd’hui, c’est un accès réduit à la formation et trop souvent des difficultés à se maintenir en emploi après 55 ans. C’est également mettre deux fois plus de temps à retrouver en emploi quand on est au chômage (370 jours en moyenne avant 55 ans, 800 après). La question sera donc de faciliter l’accès à certains dispositifs grâce, par exemple, à un abondement au CPF (Compte personnel de formation) ou de proposer un temps partiel senior qui réduit le temps de travail tout en garantissant un maintien des cotisations retraite à taux plein.
De son côté, le patronat semble tenté d’aborder cette question sous l’angle du coût du travail…
C’est bien le problème, car c’est sous l’angle des compétences que ce sujet doit être traité ! Je pense que le patronat est lucide quant au fait que se pose là un problème culturel, mais il agit peu. La question de l’emploi des seniors pourrait être traitée au niveau de l’entreprise, or ce n’est pas le cas. Ce n’est pas une négociation seniors qui va définir des engagements chiffrés en matière de maintien dans l’emploi des seniors. Il faut sans doute une impulsion nationale afin que les employeurs assument la manière dont les seniors sont traités dans l’entreprise et déclinent ce qui pourrait être défini au niveau interprofessionnel. Il en va de même pour le Cetu, que nous portons depuis des années à la CFDT. L’objectif de cette négociation, c’est de poser ce nouveau droit dans le paysage en créant un compte attaché à la personne et non au contrat de travail.
En ce qui concerne le pouvoir d’achat, sujet de préoccupation majeur des Français, un certain nombre de chantiers ont été ouverts. Où en est-on ?
Je l’ai dit, nous serons très attentifs aux suites de la conférence sociale sur les bas salaires. L’engagement avait été pris de sanctionner les branches professionnelles qui ont encore des minima sous le Smic d’ici au 1er juin en calculant les exonérations de cotisations non plus sur le Smic mais sur les minima de branche ; il faut le tenir ! Cinquante-six branches étaient alors concernées, or, depuis le 1er janvier 2024, nous avons de nouveau une centaine de branches avec des minima sous le Smic. Ce n’est pas acceptable !
Qu’en est-il dans les entreprises ?
Je rencontre chaque semaine des équipes ultra-mobilisées sur le sujet. Et la Cnas (Caisse nationale d’action sociale) enregistre toujours un grand nombre de dossiers de mobilisations et de grèves centrés sur la révision des salaires. Le pouvoir d’achat reste la priorité des travailleurs, avec des revalorisations moyennes qui restent en deçà du niveau de l’inflation. Il faudra encore batailler en 2024 pour que les branches et les employeurs partagent la valeur.
Quant à la fonction publique, le mot d’ordre n’a pas changé : pas d’année blanche pour les fonctionnaires. Si le gouvernement s’entête à vouloir fragiliser la fonction publique et à écarter toute nouvelle mesure salariale générale pour l’année 2024, il doit se préparer à une mobilisation des agents dans les prochains mois.
La troisième priorité de la CFDT, c’est la transition écologique juste. La CFDT a publié récemment un manifeste. Comment les équipes en entreprise peuvent-elles s’emparer de ce sujet ?
Les équipes disposent désormais de plusieurs outils, issus de l’accord national interprofessionnel (ANI) transition écologique et dialogue social (datant du printemps 2023) ou que l’on peut retrouver sur l’espace ARC (Accompagnement, Ressources, Conseil) de la CFDT. Mais nous devons encore multiplier les réseaux et déployer l’accompagnement pour les faire connaître. Cela dit, je vois que la question commence à infuser dans le monde du travail. Dans la branche de l’industrie pharmaceutique, par exemple, un accord relatif à la transition écologique a été signé à l’automne 2023, en lien direct avec l’ANI cité précédemment. Les équipes syndicales s’emparent également du sujet de la transition écologique pour en faire un argument de campagne électorale ; c’est le cas chez Capgemini, Bayard ou Airbus. Chez Éram, la CFDT a signé un accord sur les mobilités douces et un plan canicule. Nos unions régionales sont, elles aussi, très actives. La CFDT de Nouvelle-Aquitaine a ainsi négocié la conditionnalité des aides régionales au respect de critères sociaux et environnementaux. C’est une première !
En 2024, nous devrons continuer de sensibiliser, d’informer, de donner envie de s’emparer de ces questions, et de convaincre que la transition écologique juste constitue un sujet syndical sur lequel il faut avancer. Sinon, cela se fera sans nous et sans anticipation, et il y aura de la casse sociale.
La loi immigration a été votée fin décembre. Une marche citoyenne est prévue le 21 janvier. Pourquoi la CFDT se mobilise-t-elle sur ce sujet ?
Il s’agit de permettre à tous ceux qui sont indignés par cette loi et ne veulent pas qu’elle soit promulguée de pouvoir venir dans un cadre sécurisé. Nous avons été moteur dans l’organisation de la mobilisation car nous sommes partie prenante. En effet, la régularisation des travailleurs sans papiers par le travail nous concerne au premier chef. Or, sur ce point, on nous avait dit que la loi serait équilibrée et permettrait mieux l’intégration et la facilitation de la reconnaissance des travailleurs sans papiers. Ce ne sera pas le cas. Cette loi aura des effets qui n’ont pas été mesurés sur des secteurs qui fonctionnent avec beaucoup de travailleurs étrangers – par exemple la restauration et l’agriculture, avec des milliers de saisonniers qui viennent chaque année en France.
La loi va aussi avoir un impact sur des professionnels comme les soignants, à qui l’on va demander de soigner en fonction des papiers d’un patient, ou les agents des préfectures, exposés aux questions de condition d’accueil. Ces inquiétudes sont partagées dans le domaine associatif par nos partenaires du Pacte du pouvoir de vivre, pour tout ce qui a trait à l’hébergement d’urgence, l’accompagnement des familles ou le durcissement des conditions de regroupement familial. Pour toutes ces raisons, nous demandons que cette loi immigration ne soit pas promulguée. Elle est le fruit d’un accord politique à tout prix et a été adoptée avec des dispositions qui risquent fortement d’être censurées par le Conseil constitutionnel. C’est totalement irresponsable.
Les élections européennes sont prévues au début juin. Quel est le rôle d’une organisation syndicale française et du syndicalisme européen dans cette séquence-là ?
Le rôle de la CFDT, c’est de contribuer utilement au débat public, en exerçant son rôle d’acteur de la société civile. Nous sommes soucieux de l’enjeu démocratique que représente la participation à ce scrutin ; il faut que les travailleurs se sentent concernés, qu’ils aient envie de voter… et qu’ils votent.
Être utile au débat public, c’est aussi poser notre vision de ce qu’est l’Europe aujourd’hui, évoquer ses défauts mais aussi ce qu’elle apporte. Rappelons-nous de la solidarité lors de la crise Covid, avec le dispositif SURE de réassurance chômage ou le plan de relance NextGenerationEU, qui permet de flécher différemment les investissements. De la même manière que nous avons su bâtir ces avancées sociales européennes, nous devons montrer ce que pourrait être l’Europe sociale de demain et éclairer le monde du travail sur ce que les uns et les autres peuvent proposer. Une audition des candidats par la CFDT est prévue en mai 2024. Nous continuerons de dénoncer les idées d’extrême droite et de lutter contre, notamment en mettant en lumière ce qu’ils ont voté. Dans le cadre de ces élections, je fais mienne cette citation de Jacques Delors : « Il nous faudra beaucoup d’imagination, de capacité technique, de force de conviction, de courage, de fidélité à nous-mêmes pour répondre aux défis de l’avenir. »
En interne, l’année 2023 a été marquée par le chantier des « Rendez-vous des syndicats ». Quel en est le bilan ? Et quelles suites donner à ces rencontres ?
Depuis février 2023, près de 700 syndicats ont été rencontrés. Nous allons organiser des restitutions de ce qui a pu être exprimé lors de ces rendez-vous. Plusieurs thèmes ont été abordés, tels l’accès et le tri de l’information, le soutien et l’accompagnement des syndicats, la démocratie interne. Des questions ont été posées : comment rendre les congrès plus attrayants, comment intégrer l’envie de participation des adhérents, comment articuler démocratie représentative et démocratie directe. Nous devons y apporter des réponses, collégialement. Car l’idée n’est pas que la Confédération décide de tout toute seule.
Le cycle de renouvellement des élections CSE se poursuit avec en ligne de mire la nouvelle mesure de la représentativité. Dispose-t-on de premiers résultats ?
Oui, de très bons résultats nous sont remontés. Chez Belambra, la CFDT a progressé de 27 points et est devenue majoritaire avec 58,10 % des voix. Dans les magasins Action, la CFDT a engrangé 85,37 % des suffrages. Chez Airbus, la CFDT a regagné des couleurs et est redevenue majoritaire. Le cycle de renouvellement des CSE se poursuit en 2024. Il faut que l’on reste motivés jusqu’au bout. À la fin de l’année, il y aura les élections dans les TPE. Et, en mars 2025, nous aurons une nouvelle mesure de la représentativité. Nous devons être au rendez-vous pour accompagner les équipes. Quand ces dernières sont investies, ça paie, on a d’excellents résultats.
Si tu avais trois vœux à formuler pour la CFDT en 2024, quels seraient-ils ?
D’abord, préserver notre combativité. La combativité, c’est contester mais c’est aussi obtenir des choses concrètes pour les travailleurs. Concrétiser tout ce que l’on peut faire comme propositions et réussir à obtenir du plus ou du mieux.
Ensuite, se développer. Renforçons la belle dynamique de 2023 ! En un an, nous avons enregistré plus de 85 000 nouveaux adhérents, et un peu moins de départs que les autres années. Profitons de la période des élections professionnelles pour donner la chance à nos collègues de nous rejoindre.
Mon troisième vœu concerne l’Europe : que les élections de juin n’envoient pas au reste au monde le message d’une Europe qui se replie sur elle-même, mais plutôt l’image d’une Europe pleinement engagée pour notre planète et la réduction des inégalités !
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