« C’est carrément déprimant » : des fonctionnaires en charge de la lutte contre le dérèglement climatique disent leur dépit

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« C’est carrément déprimant » : des fonctionnaires en charge de la lutte contre le dérèglement climatique disent leur dépit (05-07-21)

Au sein du ministère de la Transition écologique, l’examen au Sénat d’un nouveau projet de loi fait craindre de nouvelles réorganisations alors que les services sont déjà touchés par des baisses régulières de leurs effectifs.

Par Camille Adaoust (France Télévisions ) pour FranceInfo

Cette nuit-là, Julien*, prévisionniste à Météo France depuis une dizaine d’années, n’a pas vu l’orage arriver. Non, pas seulement les gros nuages qui s’amoncelaient derrière sa vitre. Mais surtout la charge de travail qu’il allait devoir affronter, seul de nuit, comme souvent lorsqu’il endossait le rôle de responsable régional dans le Sud-Ouest. Un avis de gros temps qui, une fois de plus, l’a obligé à se démultiplier : évaluation des risques, diffusion de l’alerte, discussions avec la gendarmerie, les pompiers, les préfectures et tous les acteurs en charge de la gestion des risques et des crises. « C’est compliqué de tout gérer. On vit des situations extrêmement compliquées, où on a l’impression de ne pas avoir fait le maximum pour notre travail », peste cet agent, à la fois las et démuni.

En cause : la baisse des effectifs chez Météo France, établissement public à caractère administratif (EPA) placé sous la tutelle du ministère de la Transition écologique. Depuis 2014, l’institut de prévisions a perdu plus de 600 postes, selon un récent rapport de l’Institut de l’économie pour le Climat (I4CE). Avant ça, quand Julien a été embauché, Météo France comptait des centres dans chaque département. Ils ont peu à peu été fermés à la faveur de centres interrégionaux. « Des restructurations ont conduit à supprimer des implantations territoriales », concède le ministère, contacté par franceinfo.


Les agents du ministère de la Transition écologique et des opérateurs qui lui sont reliés déplorent une baisse des effectifs ces dernières années, alors les enjeux sont au centre de l’action publique. (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

« Il y a une instabilité chronique »

Et les autres opérateurs publics en charge de la recherche, de l’expertise ou encore de l’ingénierie sur le changement climatique ne sont pas épargnés : 633 postes supprimés au Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema), 919 à l’Office national des forêts (ONF), 78 à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe)…En 2021, les EPA ont perdu 146 postes. Dans les années à venir, les agents craignent de nouveaux bouleversements avec la loi 4D, qui veut « simplifier l’action publique locale », en débat au Sénat début juillet.

Dans les services du ministère, les courbes penchent dans le même sens. « De 2013 à 2019, 9 000 emplois ont été supprimés au sein du ministère », décrit un rapport parlementaire rédigé par la députée Mathilde Panot, élue de La France insoumise dans le Val-de-Marne. En 2021, « dans le cadre du rétablissement des comptes publics », le ministère a encore perdu 779 postes, « soit -2% par rapport à 2020 », détaillent ses équipes, qui précisent que « ce rythme se situe exactement dans la continuité des années précédentes. »

Alors que le ministère figure parmi les plus touchés, comme le notent Les Echos, la ministre Barbara Pompili « s’attache aujourd’hui à changer la tendance dans le cadre des arbitrages en cours sur le budget 2022 », fait valoir le ministère auprès de franceinfo. Reste que cette baisse d’effectifs a des conséquences. « Les services expérimentent des dispositifs de réorganisation permanente, il y a une instabilité organisationnelle chronique », déplore Patrick Saint-Léger, secrétaire général du Syndicat national de l’environnement-FSU. Les organes actuels, comme l’Office français de la biodiversité ou le Cerema, sont en effet le fruit de fusions entre diverses entités.

« C’est carrément déprimant »

Dans cette danse des services, les agents racontent être souvent reclassés sur des missions différentes. Derniers en date : le personnel de l’Ecole nationale des techniciens de l’équipement (ENTE). « Le 11 mai, on a eu une réunion sur Zoom avec le directeur de l’administration centrale à Paris, rapporte Marc*, agent de l’école depuis quelques années. On a appris à distance que plusieurs scénarios de réorganisation étaient étudiés. Le plus probable signait la disparition pure et simple d’un de nos deux sites », raconte-t-il à franceinfo. Une « douche froide » pour les agents.

« Je ne sais pas à quelle sauce on va être mangés. Les gens sont dépités. Et ce qui n’est pas rassurant pour la suite, c’est que la réflexion remonte à quelques mois et qu’on n’y a pas été associés, nos cadres de direction immédiate non plus. Tout s’est fait dans l’ombre… »

Marc, agent à l’Ecole nationale des techniciens de l’équipement

à franceinfo

Une fois la réorganisation effective, les agents voient souvent leurs missions changer. Benjamin Briant est imprimeur à l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN). Il y a 17 ans, « on produisait de la donnée à partir de photos aériennes », raconte ce syndicaliste de la CGT. Les agents interprétaient les images, les décrivaient, contrôlaient sur le terrain. « Aujourd’hui, la description des territoires est sous-traitée à l’étranger. Nous ne faisons que vérifier la bonne qualité des données, c’est carrément déprimant », regrette-t-il.

Des missions qui changent et qui s’accumulent aussi. « Des experts sur les ports maritimes doivent en plus faire de la communication ou répondre à des marchés », rapporte pour sa part Isabelle Lepla, secrétaire au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) du Cerema, un établissement en pleine réorganisation de ses services« Troubles psychosociaux de forte intensité », « charge de travail tendue », « baisse des compétences », « perte de sens », « troubles du sommeil », etc. Au Cerema, ces changements se sont soldés par une « mise en danger » de la santé « physique et morale » des travailleurs, conclut un rapport d’expertise externe réalisé en avril 2020 et que franceinfo a pu consulter. Les risques pour la santé vont parfois jusqu’à la « crise suicidaire ». « La semaine dernière, sur un tchat entre collègues, une personne du service informatique a signalé qu’elle n’en pouvait plus et qu’elle n’avait plus d’autre solution », alerte Isabelle Lepla.

Face à ces problèmes, le ministère détaille auprès de franceinfo une batterie d’outils. « Les risques liés aux réorganisations sont particulièrement accompagnés et suivis : guide relatif aux réorganisations, mise en place d’une cellule d’écoute pour l’accompagnement des réorganisations avec des psychologues, en appui des autres acteurs de prévention », met-il en avant. Un plan d’ampleur pour la prévention des risques psycho-sociaux est par ailleurs « en cours de finalisation ».

« Ils voudraient sauver le monde mais ne peuvent rien faire »

Pour Erwan Lecœur, sociologue qui a travaillé au ministère de la Transition écologique, les agents « sont en dissonance cognitive permanente. Ils voudraient sauver le monde mais ne peuvent rien faire », explique-t-il à Reporterre« On a des agents qui veulent mettre leurs connaissances au service du plus grand nombre, ils sont ici parce qu’ils perçoivent que c’est l’endroit où on peut faire avancer les choses », décrit Philippe Garcia, représentant du personnel (CGT) au sein du Cerema.

Et les discours politiques les confortent dans cette idée. En avril, Emmanuel Macron a demandé au monde entier d’« accélérer » sur ces enjeux. « A nous (…) de mobiliser tous les leviers dont nous disposons, l’innovation, la transformation, la régulation », lançait-il lors du sommet virtuel de Joe Biden sur le climat. Face à l’ampleur de cette tâche, les agents ne comprennent pas la baisse des moyens humains.

« On a de plus en plus de situations extrêmes avec le changement climatique. Mais avec de moins en moins de personnels, c’est du bricolage permanent ! Ça devient très compliqué de remplir les missions institutionnelles. »

Julien, prévisionniste à Météo France

à franceinfo

« Il y a un coup d’accélérateur ces dernières années sur les politiques de transition écologique. On a de plus en plus de dispositifs de soutien à suivre, d’entreprises à contrôler. Mais on limite nos dépenses et nos effectifs ? », questionne Marine*, agente à l’administration centrale. Selon elle, le risque est clairement établi : ces coupes menacent la capacité du pays à faire face à l’urgence climatique.

« Le gouvernement a un double langage »

Pour Olivier Mougeot, conducteur de travaux et représentant du personnel à Voies navigables de France (VNF), c’est même déjà le cas. Faute de personnels, « les ouvrages se dégradent et on délaisse certains itinéraires de fret fluvial ». L’impact environnemental est pourtant « moindre » par rapport au transport routier, souligne une étude de l’Ademe« Il y a un double langage du gouvernement. Il prône une transition, la défense de l’environnement. Mais concrètement, on a l’impression qu’il fait tout l’inverse », dénonce Olivier Mougeot.

Dans son rapport, la députée Mathilde Panot alerte sur une autre pratique des services de l’Etat, « contraints de s’appuyer sur des cabinets dont l’indépendance peut être sujette à caution ». Certaines missions sont ainsi sous-traitées à des entreprises privées. « Pour comprendre des dossiers complexes de décarbonation de l’industrie par exemple, on fait appel à un groupement d’industriels. On se retrouve à coller à ce que nous disent des entreprises et on perd l’intérêt public », rapporte Marine. Elle dénonce aussi une perte de compétences au sein du ministère et ses agences : « Eux vont acquérir des connaissances sur ces sujets porteurs, pas nous. On devra toujours leur poser les questions, c’est une relation déséquilibrée. »

La jeune femme a toutefois trouvé un moyen de faire entendre son mécontentement en intégrant le collectif Nos services publics. Lancé en avril dernier, le groupe de hauts fonctionnaires veut dénoncer les dysfonctionnements, décrit France Inter. D’autres ont préféré partir. Serge Taboulot était ingénieur à Météo France. L’an dernier, il a quitté son poste de chef du centre des Alpes Nord deux ans avant la retraite. Quand on lui demande les raisons de ce départ anticipé, il répond en soupirant : « C’est un tout, une grande lassitude… J’aurais sans doute continué quelques années sans cette pression sur les effectifs, mais là, c’est vraiment trop. » 

* Les prénoms ont été changés.

Par Camille Adaoust (France Télévisions ) pour FranceInfo

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